
Si le réveil sonne ce dimanche, c’est que nous allons en famille à la Cueillette.
Cette tradition automnale nous est venue de l’école. Les institutrices de la maternelle du quartier ont à cœur d’apprendre aux enfants qui leur sont confiés, que les pommes ne poussent pas dans les pompotes.
Chaque début d’année scolaire elles entassent tous leurs élèves dans des cars de la Mairie, en direction de la campagne. Lâchés, les enfants courent dans les champs vers les vergers de la Cueillette, découvrent toutes les couleurs que peuvent receler les rangées de pommiers, et croquent à quatre ou cinq dans un même fruit pour ne pas gâcher. Leurs jeunes papilles découvrent au pied des arbres l’acidité, le sucré et le sucré-acidulé.
Provinciale écrasée par la surpopulation parisienne, je ne savais pas que la campagne était si proche. Une campagne du Val d’Oise en bordure d’autoroute, avec pour toit des avions et des lignes à haute tension, mais une campagne. La Cueillette s’étend derrière quelques magasins rassemblés là sous le thème du jardinage et de la bonne bouffe, mais elle s’étend, presque sans limite pour des yeux habitués à l’horizon des immeubles.
On marche, on court, on se perd. On trouve la rhubarbe quand on cherche les patates. On rapporte des carottes quand on voulait des courgettes. Peu importe. Nous aurons demain de la compote à la rhubarbe, de la tarte à la rhubarbe et de la confiture pomme-poire-rhubarbe. C’est si amusant à couper les tiges de rhubarbe, et la rhubarbe du balcon est si petite.
On ramasse, on déterre, on cueille sans compter ni les prix ni le poids. On remplit la brouette de légumes et de fruits, qu’on recouvre ensuite de fleurs, jusqu’à ce que les trois paires de petites jambes fatiguées d’avoir couru dans les champs et les allées, réclament le doudou, la voiture et le déjeuner. Tant mieux pour le porte-monnaie.
Je pense à mes élèves. Aux deux cités de chaque côté du lycée, si semblables de béton gris, de vétusté, d’oppressante densité, et pourtant en guerre.
Quand j’ai débuté en Seine-Saint-Denis, j’ai compris avec surprise que certains de mes amis restés dans mon Ouest natal, pensaient que j’avais été envoyée dans le 9-3 parce que j’étais moins bonne que d’autres profs. J’étais surtout plus jeune. J’y suis restée parce que j’ai pensé que là était ma place. Peut-être y suis-je devenue moins bonne, qui sait ?
Est-ce parce que je me sens plus utile là qu’ailleurs ? Est-ce parce que ces élèves me ressemblent si peu qu’ils n’ont pas le pouvoir de m’agacer en me renvoyant chaque jour l’image de mon adolescence ?
Si là est ma place, je n’y suis pourtant pas vraiment, car la bagarre continue là-bas entre les deux cités, mais le lycée ce dimanche est fermé, et moi je marche dans un champ, tenant le plus possible à l’écart d’eux, de leur mode de vie et de leurs quartiers, mes enfants.
Et quel luxe que cette campagne à trente minutes de Paris, où l’on cueille des fruits bien plus chers qu’au marché ! Cette campagne où le plaisir de cueillir autorise à oublier les besoins réels du garde-manger. Ce champ où le Petit a choisi les plus petites salades : des frisées de la taille de sa propre chevelure bouclée. Qui aurait songé à le lui interdire sous prétexte qu’à la sortie de la promenade, le prix à payer – exorbitant pour ces trois feuilles à peine sorties de terre – serait à la pièce ?
A la caisse, le contenu de la brouette avoisine les cent euros.
Les enfants sautent de joie, certains d’avoir – comme Roux l’écureuil tombé sur la tête lors d’une quelconque lecture du soir – des provisions pour tout l’hiver. Quand je fais le compte pourtant, rien de tout cela n’élaborera de menus cohérents. La brouette laisse en cette fin de mois, mon porte-monnaie vide et le coffre de ma voiture plein de poireaux et d’énormes carottes, bien encombrants quand le temps est trop doux pour la soupe. Reste une semaine avant la paye octobre, et l’achat de viande après toutes ces victuailles semble bien compromis.
Je repense à l’école, aux maîtresses bien sûr, mais aussi aux Menus pour la Planète. Ces menus à thème de la cantine qui – sous prétexte d’écologie – remplacent une fois par mois la viande par une bouillie de quinoa, sans pour autant baisser le prix du repas. Je crois qu’à la maison cette semaine, ce sera Menu pour la Planète à tous les plats. Et mercredi, jour des enfants, nous déjeunerons de soupe de carottes, de feuilles de brick aux poireaux et de compote de pomme.