Vendredi matin. L’école ouvre dans vingt minutes et les enfants ont encore la bouche pleine de leurs petits déjeuners péniblement mâchonnés. Mon téléphone sonne : c’est un message. La nounou est malade.
Je ressens comme un blanc.
La nounou n’est jamais malade, immunisée qu’elle doit être contre toutes les saloperies crachées sous son nez par tous les enfants qu’elle garde depuis quinze ans.
Mais ce matin la nounou est malade.
Un instant déstabilisée dans mon rôle d’adjudant chef matinal, j’ai oublié de crier sur les enfants pour qu’ils aillent se laver les dents. Je regarde le Petit pour lequel le brossage n’est plus si urgent. Je regarde son minuscule sac à dos qu’il est inutile de se presser de remplir des peluches préférées du jour. Mon sac est là, lui aussi, avec l’interro de dix heures et le nouveau cours sur les Suites numériques à photocopier vite en arrivant au lycée, avec le paquet de copies corrigé à l’arrache vers minuit, avec ma bouteille d’eau et ma gamelle que je préfère à la cantine, trop éloignée de mes salles de classe et trop bruyante, avec le bouquin de poche pour lire dans le métro, antidote au tripotage du téléphone, trop répandu parmi les voyageurs et trop contagieux.
Malgré ma désorganisation brouillonne, malgré ma course panique quotidienne, tout est là, prêt : tous les objets en ordre de bataille pour abattre la journée.
Inutiles.
A huit heures vingt, ma Grande et mon Moyen sont les seuls à endosser leur baluchon. Ils seront à l’école jusqu’à dix-huit heures, inscrits à l’étude dirigée d’un soir où j’aurais dû finir tard.
Je les dépose à l’école quand déboulent les derniers élèves. La porte se referme. Sur le parvis, les parents qui sont attendus quelque part se dispersent, le pas vif et le portable sur l’oreille. Devenues maîtresses du pavé, les bavardes sans profession s’agrègent en grappes de commérages. Je me sens vide. Je regarde mon Petit qui me tend les bras : « …Âlain ! ». Aujourd’hui j’ai le temps, le temps de porter, le temps de câliner, le temps des chemins buissonniers.
Nous n’irons pas au parc des nounous. Le ciel est assez clair mais l’air sent les feuilles mortes et l’humidité de novembre. J’ai envie de quitter le quartier. Quand je me gare avec mon petit passager sur le parking désert du parc départemental, mes élèves ont appris mon absence et hurlent sans doute de joie. La secrétaire du lycée m’a dit que j’avais le droit : un congé autorisé pour garde d’enfant. C’est plié. J’oublie mon sac, l’interro et les copies. Je savoure les chemins solitaires du parc, les tapis de feuilles mortes, l’air mouillé, et le silence.
L’enfant qui me donne la main sans se débattre est silencieux. L’enfant qui marche à mes côtés est calme. Sans cris, sans crachats ni morve, l’enfant respire près de moi l’automne.
Main dans la main nous rendons visite aux moutons, aux chèvres, aux lapins, aux dindons. La ferme pédagogique du parc, avec ses bâtiments de cartes postales, n’est là que pour nous. Un soigneur isolé distribue la paille et le grain.
Mon Fils boule de nerf, celui qui hurle, qui tape et qui casse, trottine là sans s’échapper, sans me défier. Je découvre qu’il sait rire, babiller, mais aussi se taire. Je découvre qu’il peut m’abandonner sa main sans lutter, jouer sans explorer les limites de ma colère.
Et de retour à la maison, nourri, fatigué, il ira dormir, boule de coton parmi les doudous sous la couette. Dans l’appartement privé des jeux et de la concurrence des autres enfants, mon Fils m’apprendra qu’il sait, au réveil, sortir de son lit en douceur, sans avoir besoin de réaffirmer à ceux qui ont veillé, sa tyrannie un instant ensommeillée. Et cet enfant unique d’un seul jour, habituellement chahuteur, dessinera, sans s’agiter ni se lasser, des ronds, des yeux, des bouches et des carrés.
Isolé, ce chef monstrueux de l’Hydre à trois têtes que j’ai fabriqué, est un enfant charmant que je ne connaissais pas.