
Ma grande Fille me montre du doigt et demande à son plus petit frère qui joue de ses premiers mots :
_ Comment elle s’appelle ?
_ MAMAN !
Évidemment. Il y a toutes les mères qui s’appellent toutes MAMAN, toutes pareilles, et les Autres qui ont gardé leurs prénoms.
Tous mes collègues et tous mes amis savent que je m’appelle MAMAN.
Quand j’ai pris ce nom, j’ai constaté avec surprise qu’au lycée tout le monde me saluait en demandant des nouvelles de mes enfants. Comment pouvaient-ils se souvenir de leur existence ? Presque tout le monde en a, et voilà. J’ai pensé que cette étrange coutume d’en parler nécessitait sans doute une certaine réciprocité. Mais je ne me suis pas révélée très douée. De même que j’oublie tous les anniversaires de tout le monde, j’oublie les prénoms et le sexe de tous les enfants nés ou à naître. Comment certains continuent-ils à se souvenir des anniversaires de mes enfants quand je n’ai jamais pu les payer en retour, pas même en utilisant les rappels de mon téléphone ni en cochant des dates sur un calendrier punaisé dans les WC ?
Complètement nulle.
J’ai pensé que mes nouvelles relations n’avaient pas besoin de savoir que je m’appelais MAMAN.
Pourquoi faut-il alors que je dise presque toujours au bout de cinq minutes après les présentations que j’ai TROIS enfants ?
Parce que je suis à temps partiel.
Parce que j’arrive pour bosser à l’arrache à 9h30 et jamais avant.
Parce que je ne m’attarde jamais le soir, ni pour une réunion, ni pour une bière, rarement pour une manifestation.
Parce que j’ai une petite voiture et le peigne d’un poney arc en ciel en plastique dans la poche de mon manteau.
Parce que je ne peux jamais accompagner une classe au théâtre.
Parce que je veux que le gérant super beau de la cafétéria du lycée comprenne que mon sourire ne veut absolument pas dire que je suis sous son charme.
Parce que ma tresse se termine par un élastique rose pris à la va vite ce matin dans la boîte à coiffure de ma Fille.
Parce que je peux jouer du biniou en répétition le samedi matin, mais pas prolonger par des parties de fléchettes bien arrosées dans un bar ou par des fest-noz le samedi soir.
Parce que je me sens obligée de justifier par une nécessité supérieure mes traits tirés mal maquillés et mes fringues ultra confort lavables en machine et faciles à repasser.
Parce que mon orgueil m’impose d’auréoler la pauvreté de ma conversation et de mon apparence par ma richesse maternelle.
Une seule fois ces derniers mois j’ai réussi à discuter trente minutes avec l’ami d’un ami sans mettre en avant ma maternité triomphante, ni excuser par elle mon insignifiance. Je le sentais curieux cet ami, essayant de me faire parler. Alors j’ai parlé, sans me dérober, mais pas D’EUX, et je me suis sentie déguisée. Cette omission sans conséquence m’a rappelé le jour où – visitant les jardins d’un château qui accueillait un colloque – j’avais laissé un universitaire espagnol croire que j’étais une étudiante anglaise. Quelle imposture, sans mensonge pourtant, tenant simplement à la piètre oreille du savant qui s’accommodait de mon mauvais accent.
Ai-je menti à l’ami de mon ami ? Me suis-je faite passer pour une autre femme n’existant pas plus que l’étudiante anglaise qui se promenait ? Ou ai-je, le temps d’un instant, laissé passer devant, le nom unique qui était le mien, avant MAMAN ?