
Minuit. En tongs, j’écrase des chardons dans la dune. J’avance à l’aveugle ou presque, n’osant allumer ma lampe torche par dégoût des insectes qui se précipitent dans son faisceau, bourdonnent et se cognent.
Je ne veux pas non plus qu’on me remarque. Je m’imagine contrebandière de la côte, attendant une livraison clandestine effectuée par un homme grenouille ou par une équipe d’espions dans une barque sombre fendant sans bruit les vagues. Peut-être suis-je dans une bande dessinée de Tintin, ou dans une aventure du Club des cinq.
Je n’attends pourtant ce soir aucune cargaison d’armes ni de fausse monnaie ni d’opium. Je cherche le lieu le plus favorable pour enterrer sous les mousses le contenu d’un petit sopalin que je tiens plié dans une main. Une clé ? Un diamant ? Un code secret ? Un doigt coupé ?
Une centaine d’êtres vivants.
Vers 22 heures ce soir, alors que j’avais enfin collé au lit les trois enfants bondissants, j’entreprenais comme dernière corvée le nettoyage des trois barquettes de nos trois escargots domestiques : Tagada, Éclair et Claude*. Je venais de doucher Tagada dans l’évier, et j’enlevai les restes d’une vieille feuille de batavia rongée pour la remplacer par une feuille fraîche quand soudain, horreur gluante et parasitaire, je découvris sous le végétal pourri que je lâchai dans un cri, une boule blanche formée d’une centaine d’œufs pondus du jour dans un trou creusé au milieu du terreau.
Tagada ! Comment avait-il osé faire ainsi trembler la main qui l’avait nourri ! Et surtout comment avait-il, biologiquement, pu ?
Après avoir vérifié que seul Tagada (pour l’instant) avait fait des enfants, et après avoir bien malencontreusement tiré du lit par mon étonnement indigné et bruyant ma propre progéniture prête à se relever au moindre signal, j’ai posé les œufs blanchâtres dans un papier et regardé Internet pour confirmer ce que je savais déjà, à savoir que ces œufs n’auraient pas dû être là.
Passe que la maturité sexuelle des escargots soit à un ou deux ans d’après les sites que j’avais consultés. Cela tendrait juste à prouver que la salade que j’achète au marché est bourrée de perturbateurs endocriniens qui rendent mes escargots de sept mois précoces et ma fille de dix ans trop vite adolescente. En dehors de ma personne – petite au sens propre – et des courgettes sur le balcon, tout semble grandir trop vite dans ma maison.
Le plus étonnant n’est pas tant cette croissance accélérée que le fait que l’escargot est un champion toutes catégories de la cabriole. Qu’il soit hermaphrodite ne signifie pas qu’il peut se reproduire seul, bien au contraire. Non seulement il a les deux sexes ce qui, si nous pouvions les imiter, règlerait bien des débats politiques en faisant de nous tous des LGBT, mais ses câlins durent douze heures ! Deux heures de préliminaires et dix heures d’accouplement. Qui peut en dire autant ?
Sachant ce phénomène, et renonçant à débattre s’il relèverait plutôt du fantasme ou du cauchemar, j’avais décidé de faire vivre mes trois escargots dans des maisons séparées, tout en leur offrant périodiquement de se rencontrer pour de courtes parties conviviales d’une demi-heure. Je ne voulais pas que leur triste naissance d’escargots scolaires les prive totalement de vie communautaire.
Comment Tagada, le Speedy Gonzales du sexe, a-t-il pu forniquer lors d’une rencontre de quelques minutes ? Avait-il compris que ses quarts d’heure étaient comptés ? Était-ce dans ce but qu’il a échappé quelques instants à ma surveillance sous un laurier ?
Les œufs sont bien présents, dans ma feuille d’essuie-tout bien pliée. Immaculée conception ou non, cent bébés gastéropodes me menacent d’une éclosion prochaine. Suis-je une super héroïne dont le super pouvoir n’est pas de s’envoler ni de lancer des flammes, mais de booster la fertilité des escargots ? Est-ce le signe divin que la reconversion professionnelle à laquelle j’aspire se concrétisera dans l’élevage et la cuisson des gros gris ? On produit de plus en plus de miel de parcs et de terrasses en petite couronne parisienne, pourquoi pas des escargots en élevage bio au-dessus du boulevard pollué car quotidiennement embouteillé que surplombe mon balcon ?

J’ai avancé loin dans le sentier des dunes. Je suis seule. Je repère un petit coin de terre sableuse, calvitie ronde au milieu des mousses. J’y verse un peu d’eau et creuse un petit trou dans lequel je dépose les œufs que je cache de mon mieux. Prédateurs, canicule ? Il faudra laisser faire la nature. Peut-elle abandonner des petits dont l’existence déjà miraculeuse n’est dû qu’à sa clémence ?
Me dirigeant à la seule clarté de la lune et des étoiles, je rejoins la plage, et j’abandonne au destin mes fruits mystérieux et baveux.
*Voir Bonne Année Janvier 2019, A la table des escargots Février 2019, Lâcher d’escargots Mars 2019.
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