Générique de fin. Je viens de regarder, sur le petit écran
de mon ordinateur, Max et les
ferrailleurs de Claude Sautet, un film de 1971. Je suis loin d’être
cinéphile. Pourquoi ce film ? Pour quelques minutes du décor, pour un
bureau dans lequel je me suis assise, pour une vitre, aperçue quelques secondes
derrière Michel Piccoli. Pour ce que cette vitre laisse voir, en contrebas, de
l’atelier du garage de mon quartier. Cadre d’une scène du film. Aujourd’hui inchangé.
Il y a quelques jours mon fils de huit ans s’y est promené,
émerveillé comme dans un magasin de jouets. Les moteurs à ses yeux brillaient plus
que des guirlandes de Noël, le polissage des carrosseries était le plus amusant
des jeux, et les combinaisons de travail des mécanos, des costumes de super
héros.
Tous les garages de mon quartier disparaissent, mais je croyais que celui-ci serait éternel. J’y suis entrée par hasard il y a peut-être quinze ans. J’y suis retournée parce que j’aimais le bureau vitré qui dominait l’atelier, perché en haut d’un escalier étroit en bois. J’y suis retournée aussi – sans une pensée ni un regard pour les autres garages dont j’ai assisté, indifférente, aux destructions – parce que le patron était une patronne. Elle ne regardait pas avec mépris ma vieille Clio ni ne se croyait autorisée à présenter la facture épinglée avec le petit sourire agacé et misogyne qu’un garagiste réserve généralement à la bonne femme assez stupide pour ne pas avoir confié le rendez-vous pour l’entretien de sa voiture à son mari.
L’entreprise familiale se partage entre la mère et la grand-mère. Dans la famille, point de père, de grand-père ni même de fille. En revanche le fils devrait bientôt s’y faire une place, mais ailleurs, dans une autre rue, repoussé vers la périphérie de la ville. Tout sera détruit, puis plus loin reconstruit. Pour combien d’années ?
Le garage ne sera bientôt plus qu’une image de 1971 aperçue,
et sans doute vite oubliée, dans un film de Claude Sautet. Édifice bas,
curieusement placé entre deux immeubles ocre, en briques des années trente, il
sera remplacé par ce que la publicité insérée dans le journal municipal appelle
« une résidence intimiste à l’architecture élégante et aux prestations de
standing. » A défaut d’unité architecturale, les toits sur cette rue
seront alignés.
Dans mon quartier, partout les trous entre les habitations sont bouchés. On dirait qu’un dentiste fou cherche à colmater tous les interstices laissés par des dents de lait parties dans la besace de la petite souris. Les immeubles un peu bas sont surélevés. Les entrepôts, les ateliers sont rasés puis remplacés par des logements et des bureaux hauts perchés. Même l’école maternelle de plein pied a été vidée et sera écrasée dans quelques mois par les tours d’un nouvel ensemble immobilier. La moindre percée de ciel entre deux maisons est comblée par un nouveau rectangle de béton ou de verre. Nous marchons dans des rues uniformément bordées de rangées ininterrompues d’immeubles de même taille. Les nouvelles constructions, de plus en plus chics, imitant la pierre, chargées de terrasses et de balcons, font de nos routes des sillons, creusés sans brèche au plus bas des étages.
La perspective urbaine, s’habillant aux couleurs de l’écologie, vantant les plantations de quelques squares et arbres en pots, se réduit à une promenade alambiquée dans les allées encaissées d’un labyrinthe.
Quelques habitants crient qu’on nous emmure. Mais la plupart sont contents. Le quartier efface, garages après hangars, son passé artisanal et laborieux. Paris s’agrandit, déversant dans ma proche banlieue, ses riches enfants qui cherchent de nouveaux logements. Les HLM sans style construites ces dernières décennies par la ville socialiste pour satisfaire sa population industrieuse et ses employés municipaux, voient leurs façades lisses et grises concurrencées par les résidences de standing dont la tendance cette année semble imposer un modèle haussmannien aux lignes épurées. En recherche de belle image et d’unité, la nouvelle municipalité, plus huppée, blanchit, rénove, cède, revend, son parc d’appartements.
N’en déplaise à ceux pour qui le nom de mon quartier est
encore populaire, la gentrification gagne les loggias et les intérieurs de nos
maisons. Bâtisse après bâtisse l’aisance et une nouvelle politique transforment
le paysage. Elles créent petit à petit l’uniformité et la densité propice à
attirer les familles de cadres proprets.
Ma ville sera « de mieux en mieux ».
C’est vrai.
Pourtant j’aurais aimé conserver le vieux garage du film de Claude Sautet. Là, figé, entre deux immeubles des années trente, à l’angle de rues étroites, il accueillait souvent pour entretien et réparations un fidèle et vieux taxi américain qui, incongru, restait là, garé sans bouger pendant des jours. Un décor encore vivant du vingtième siècle, distillant au passant l’impression d’une incursion de quelques mètres dans un passé proche et mais délicieusement mal défini.
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