
La boule au ventre j’ai pris rendez-vous chez la coiffeuse. Mes racines sont blanches et mes pointes n’ont plus vu de ciseaux depuis des années. Pourtant le rendez-vous est pour mon fils le Petit dont les boucles, depuis le début de l’automne, ont poussé, de plus en plus denses, comme pour narguer – dans un insolent contrepied – la saison et les arbres du parc qui se dénudaient.
Je n’aime pas la coiffeuse, mais elle coupe bien les cheveux. Que chercher d’autre chez une coiffeuse si ce n’est qu’elle sache coiffer ? Sise dans la rue la plus chère de la ville, la coiffeuse se flatte de plaire à la clientèle propriétaire des rues les plus en vue au Monopoly du quartier.
Pour moi ou pour mes garçons, j’ai toujours détonné dans ce salon. Pas maquillée, mal habillée, que venais-je y faire ? Peut-on reprocher à sa coiffeuse sachant coiffer d’avoir été groupie politique de Didier Schuller* ? Peut-on reprocher à sa coiffeuse sachant coiffer de grenouiller à la Mairie pour avoir un mois sur deux sa photo dans le journal municipal ? Pouvais-je reprocher à ma coiffeuse sachant coiffer d’avoir été incrédule quand je lui avais naïvement affirmé être la voisine de pallier d’une autre de ses clientes, toujours précieuse et pomponnée, qui était à ses yeux manifestement trop élevée dans la société pour partager avec moi un seuil et un escalier ? Pouvais-je reprocher à ma coiffeuse sachant coiffer que la madeleine et le thé Mariage Frères qu’elle me servait, ne rendaient pas son mépris moins amer à avaler ? Pouvais-je reprocher à ma coiffeuse sachant coiffer mon incapacité à répondre, à jouer moi aussi avec les armes de l’indélicatesse, des indiscrétions et des commérages, quand je savais que la voisine si précieuse et pomponnée se préparait à quitter notre immeuble avec un arriéré de dix mille euros sur les charges de copropriété ?
J’ai laissé repousser mes cheveux. J’ai appris à les teindre moi-même, et j’ai goûté au repos d’une vie sans coupe-couleur à cent euros.
Plus tard, j’y suis retournée pour offrir à mes garçons la belle opportunité d’une coiffeuse sachant coiffer. Mes enfants y étaient toujours trop remuants, trop bavards, trop insolents, sans doute en difficulté à l’école n’est-ce pas ? Discrète et modeste comme une pauvresse, pétrie de la hantise de la vantardise, je répondais non, simplement, sans insister sur leurs belles réussites scolaires. Je n’acceptais plus le thé Mariage frères et je laissais glisser le mépris au sol en même temps que les mèches coupées qui s’éparpillaient à nos pieds.
J’étouffais en léger malaise ce qui aurait dû être de la colère. Une vie à tripoter le crâne et à balayer les cheveux des bourgeois empêche-t-elle d’avoir une conscience de classe ? Consacrer sa vie aux brushings des riches donne-t-il l’impression de partager un bout du piédestal social ? Tenais-je là, la clé pour comprendre comment nous pouvions accepter que des journalistes et des hommes politiques parlent « d’anonymes » et de « France d’en bas » ? Faut-il donc être à ce point abêti par l’admiration des noms, des titres et des fortunes, que nous croyons nous élever quand nous les servons ? Au point que la France d’en bas c’est toujours l’autre et jamais soi, par exemple moi dans ce salon ?
Ce soir j’ai amené mon fils le Petit chez la coiffeuse sachant coiffer. Il était heureux : quelle aventure ! A l’entrée, deux employées – dont une stagiaire adolescente à l’acné copieusement plâtré de fond de teint – se sont précipitées pour longuement scruter la tignasse du gosse inconscient de la suspicion et ravi. Attrapant un point blanc, la coiffeuse qui jugeait sans doute peu rentable un moutard frétillant dont elle ne coiffait pas la mère, lança son verdict : « ce sont des lentes, il a des poux, nous n’avons pas le droit de nous en occuper ».
Pouilleux.
Reconduits sans un sourire sur le trottoir, mon fils et moi nous sommes regardés. Étais-je submergée de honte même si les poux s’installent sans distinction de mérite ni de caste ? N’en avais-je pas, petite, fait l’expérience ? Voulais-je demander pardon d’avoir fait rentrer des parasites même pas riches dans un salon chic ? Qu’avais-je fait de mal pour créer cette humiliation ? Était-ce une punition pour avoir prétendu, malgré mon apparence, à une coupe dans la rue la plus chère ?
_ Maman, pourquoi j’ai des bêtes dans la tête ?
Percé de pitié maternelle et d’injustice, mon moi poli a soudain réclamé la Révolution. Le mépris n’était supportable que lorsqu’il n’éclaboussait pas mon fils de quatre ans. Mère louve pas plus pauvresse en réalité que la coupeuse de tifs, redevenue fière, je ne pouvais plus me taire. Mon bébé n’avait pas de bébêtes dans la tête. Ai-je été contente de moi quand deux heures plus tard, après avoir fait constater par un pharmacien, un mari et un autre coiffeur aimable et compétent que le cuir chevelu de mon fils n’avait pas d’habitants, je suis retournée dans le salon pour confondre, en grande dame offensée, la menteuse coiffeuse devant sa clientèle du soir, nombreuse ? Non. Que m’apportait la vengeance publique alors que les cheveux de mon fils s’étaient finalement fait raccourcir et que ma mission maternelle était remplie ? Ai-je pris plaisir à nuire ? Non. Mais je suis mère, et on m’avait déclaré la guerre.

* La politique du 92 est passionnante. Pasqua, Balkany, Schuller… Le feuilleton depuis des décennies ne nous ennuie jamais. Pour preuve un documentaire ancien mais savoureux : La conquête de Clichy de Christophe Otzenberger (1996).
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