
« Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vues ! Dites-moi comment vous occupez vos journées. » Ma psychiatre s’imagine sans doute que je m’ennuie. Elle me rappelle l’ami qui m’a envoyé son fils pour quelques conseils en maths : « Ça te fera du bien de l’aider, tu as besoin de te changer les idées et de sortir du ménage. »
Je ne fais pas plus le ménage qu’avant. Il serait pourtant traditionnel d’y penser avec l’arrivée prochaine du printemps. Vendredi, au lever du soleil, des oiseaux chantaient. La pluie des jours précédents avait cessé. Je n’ose pas avouer à ma psychiatre, ni à mon ami, que la douceur de l’air et les pépiements entrant par la fenêtre ouverte n’ont pas su remuer la fibre ménagère qui, à cette époque de l’année, devrait me pousser à retourner tous les matelas. Tout juste la bouffée d’un air renaissant, offerte par cette belle matinée, m’avait-elle suggéré de semer des radis et des courgettes. Mes radis, graines de prétentieux, ont toujours poussé en fleurs, oublieux de leurs racines désespérément filiformes. Quant aux courgettes, cultivées en jardinières au-dessus du boulevard, elles se nourriraient de particules fines.
Comment j’occupe mes journées ? Je bois des cafés. Chez moi, chez l’autre, au bistrot. Mon agenda électronique se remplit de rappels en petits noirs. Il y a les cafés réguliers avec les habitués. Il y a les cafés occasionnels avec les amis plus éloignés qui se succèdent chaque semaine. Les cafés crème. Les cappuccinos. Les cafés avec un verre d’eau. Les cafés prétexte à grignoter des chocolats et des madeleines. Les cafés sans sucre pour ne pas grossir. Et les décas pour bien dormir. Amers ou gourmands, ces cafés sont toujours bavards et partagés. Qui a dit que le burn out isolait ?
Faut-il conclure que dans mon quartier le burn out se soigne bien ? Ou faut-il conclure qu’il se vend ici plus de café qu’ailleurs ? En grain ou moulu ? En tasses en terrasse ou en paquets au supermarché ? Il y a les cafés prévus : les cafés serrés de longue date dans l’emploi du temps d’amis très occupés. Il y a les cafés impromptus : les cafés allongés sur toute une demi-journée, de copains pas très pressés croisés par hasard au détour d’un magasin ou d’un carrefour. Un burn out, certes, mais avec un café s’il vous plaît !
Ma psychiatre s’imagine sans doute que je me sens seule. L’anonymat des grandes villes. La solitude de la malade, isolée aux heures ouvrables, marginalisée quand tous les bien portants s’enterrent dans le métro ou sont déjà au boulot. C’est sans compter sur les nombreuses mères au foyer de mon quartier. Sur les artistes aux horaires décalés. Sur l’informaticien en télétravail heureux de faire une pause avec un être humain. Sur la copine qui travaille le samedi aux Galeries Lafayette mais qui est libre le jeudi. Sur la réceptionniste d’hôtel qui finira tard le soir mais qui discutera volontiers le matin.
C’est sans compter sur tous ces gens que je ne connais pas vraiment mais que je croise tous les jours. Un habitant de la rue dont le visage s’illumine chaque fois qu’il me croise : « Quelle bonne surprise ! Comment ça va ? ». « C’est qui ? » me demande ma fille. « Je ne sais pas mon enfant, quelqu’un ». Le vieux qui avait deux cageots de pommes et qui voulait m’en donner un si je lui cuisinais de la gelée avec l’autre. Les anciens voisins. L’agent du passage piéton qui fait traverser les enfants quatre fois par jour et qui, entre temps, traîne sa clope et m’interpelle où qu’il soit quand il me voit. L’ancien animateur de l’école qui colle maintenant des contredanses mais sans jamais oublier de demander des nouvelles des enfants. La gardienne de la salle associative à qui je demande dix fois d’ouvrir la porte le mercredi et qui ne m’en veut pas les autres jours. L’agent d’accueil du conservatoire que je rencontre en pleines courses et avec qui je bavarderai ce soir. La dame au supermarché et le peseur de légumes maghrébins qui me voient avec un sac de courgettes et un sac de carottes et qui me lancent : « Avec ça vous allez faire un bon couscous ! ». Euh non : un risotto. Et le peseur de légumes antillais du même supermarché qui brandit ma botte de poireaux : « Avec ça vous allez refaire la conquête de votre mari ! ». Euh non : juste de la soupe.
Dans mon quartier les gens aiment parler. Aux caisses des magasins. Aux arrêts de bus. Sur les bancs du parc. Ils sont parfois indiscrets. On en croise certains pendant des années, jusqu’à les tutoyer. D’autres ne sont là que pour trois jours, de passage de province ou de l’étranger, en visite pour garder des petits enfants. Ils racontent d’un trait leur vie dont on ne saura plus jamais rien, un œil sur les balançoires et l’autre sur les toboggans. « Que faites-vous de vos journées ? ». Je papote. Toujours et partout, je papote. Chez moi, dehors, au coin de la rue avec l’infirmière, super héroïne du quotidien, qui va prendre son poste à l’hôpital et qui me raconte en rigolant les pires horreurs sur notre système de santé. Le courage dans la dérision. Alors je rigole aussi, de l’hôpital, de l’école. En rire me permet oublier que j’en ai pleuré.
Dans mon quartier il est rare de sortir sans échanger un sourire. Il est difficile de s’enfermer sur soi. Le dimanche, quand mes enfants et mon mari rentrent du parc, je demande : « Qui avez-vous croisé ? » Il y a toujours des nouvelles de copains au menu du déjeuner. Il y a toujours une anecdote savoureuse pour accompagner les pâtes ou le pain. Le burn out est oublié, ou plutôt banalisé : « Maman, tu peux nous faire une soupe au burn out, j’adore ça » demande ma fille. « A la butternut, à la butternut ma chérie » répond mon mari. Noyé dans le café, la soupe et les conversations, le burn out s’est fait tout petit. Au second plan, il est là, mais il ne dérange pas trop. Il n’est qu’un mot parmi les autres mots si nombreux. Ici l’anonymat des grandes villes n’existe pas et le bruit constant des bavardages me tourne, sans y penser, la page.
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