Dans mon immeuble il y a une Vieille qui a l’âge de l’immeuble.
Un peu plus même. Elle vit là depuis 90 ans.
En décembre 1924, un entrepreneur en maçonnerie avait acheté – partie comptant, partie à crédit – un terrain à une veuve. Il avait, sur ses deniers et ceux de son épouse, construit l’immeuble dans lequel j’allais moi aussi un jour habiter. Achevé et découpé en petits studios, il fut loué par lots dès 1928.
Vint alors une autre veuve, sans le sou cette fois, qui loua une pièce au sixième et dernier étage pour y vivre avec sa fille de quatre ans : la Vieille.
C’est en décembre 1942 – pourquoi toujours en décembre ? – que l’entrepreneur de maçonnerie vendit pour un million cent mille francs, non seulement la pièce du sixième étage où grandissait alors la Vieille, mais tout l’immeuble. Et c’est pour conclure cette vente – à une dame qui n’aurait pas le temps d’être veuve puisqu’elle devait mourir dix ans plus tard, quelques mois à peine avant son époux – que l’entrepreneur de maçonnerie et sa femme déclarèrent devant notaire qu’ils étaient de nationalité française nés de parents français, et qu’ils n’étaient pas juifs au sens des lois et des ordonnances en vigueur.
Aujourd’hui, je suis allée voir la Vieille chez elle, pour parler d’une fuite sur une descente d’eau pluviale dont l’état semble attester en effet que le dernier à l’avoir bricolée était notre entrepreneur en maçonnerie.
De retour dans mon salon, j’ai sorti du placard les archives et les actes notariés concernant le bâtiment. J’en poursuis la lecture.
En 1952, à la mort de sa propriétaire – celle qui n’aurait pas le temps d’être veuve – l’immeuble fut légué aux trois sœurs de la dame. C’est que le mari avait décédé dans la foulée sans laisser d’autres héritiers. Des trois sœurs, l’une était divorcée, et les deux autres mariées à deux frères. Avaient-ils besoin d’argent ? Ne voulaient-ils pas s’encombrer d’un héritage en indivision ? L’immeuble fut vendu, appartement par appartement. La mère de la Vieille en profita pour acheter sa pièce au sixième étage. Plus tard elle acheta les autres pièces du sixième, une à une, année après année, jusqu’à ce que l’appartement de la Vieille et de sa mère, soit le plus grand de la copropriété et s’épanouisse seul et ensoleillé sous les toits, dépassant en plein ciel la récente HLM qui lui faisait désormais face.
La Vieille n’a jamais quitté l’appartement du sixième étage, et n’a jamais cessé de s’intéresser à la vie des autres étages. Elle sait tout, sauf un secret que maintenant moi seule connaît : qui a bien pu, il y a dix ans, donner à qui n’aurait pas dû y avoir accès, le code et la clé de l’ascenseur réservé aux seuls copropriétaires ayant payé son installation ? La Vieille avait levé l’imposture et protesté de sa petite écriture ronde et régulière de fillette dans une lettre. Femme seule, elle n’a jamais compris que le délit venait d’une mère – ayant des droits sur l’ascenseur – qui n’avait pas supporté de voir une autre mère – sans droits sur l’ascenseur – monter les escaliers, son bébé et les différents sacs de sa charge maternelle dans les bras.
Le sujet de l’ascenseur dont une mésentente a limité l’accès à quelques privilégiés dans la copropriété, est de toutes nos rencontres, mais aujourd’hui la vedette était la fuite. La Vieille nous recevait donc, deux voisines et le représentant du syndic, dans son salon tout plein de photos de sa mère prises là, sur le lieu même de leur exposition.
Monsieur Syndic – bourreau de travail, expert en compétitivité et en efficacité aimables – tripotait vivement son I-Phone, mettant en jeu tous ses réseaux et tous ses Gigas pour retrouver le nom du syndic de l’immeuble mitoyen. En vain. Nous autres voisines étions désolées, masquant notre impuissance par des paroles vides de solutions.
« Je suis sûre que ma Femme de ménage saurait. » A dit la Vieille.
Monsieur Syndic a exploré d’autres pistes I-Phoniques. Rien.
Alors la Vieille s’est levée, en s’appuyant d’abord des deux mains sur la table du salon, puis s’aidant du buffet, glissant ses doigts le long des photos alignées de sa mère. Elle a traîné ses pieds jusqu’à la pièce d’à côté – une de celles chèrement gagnées après 1952 par le travail des deux femmes seules. Elle a décroché son téléphone fixe et appelé sa Femme de ménage. La Femme de ménage savait un nom. Quelques minutes plus tard – ayant appelé la belle-mère d’une cousine d’une cliente – la Femme de ménage avait tous les noms, adresses et numéros de téléphone du syndic voisin. De retour à la table du salon, la Vieille a conclu, un sourire en coin, et un regard brillant posé sur nos I-Phones : « elle est débrouillarde cette fille ».