
2000 à 2001, stagiaire au lycée Louis le Grand.
2005 à aujourd’hui, professeur en classes préparatoires au lycée du Parc.
C’est ma pause déjeuner, et pour une fois, je ne corrige pas des copies d’une main en déjeunant de l’autre dans le cagibi sans chauffage qui sert de bureau aux profs de maths. Je suis seule.
Désœuvrée ou vidée après une matinée de show devant des élèves qu’il ne faut pas laisser s’endormir, je me promène mollement sur Internet. Par suite d’associations d’idées et d’intérêts, j’en viens à consulter le site du prestigieux lycée du Parc à Lyon. Je me rappelle un collègue qui a obtenu un poste là-bas, il y a longtemps. Je me rappelle de son prénom mais j’ai oublié son nom. Je le cherche sur les pages de présentation de cet établissement très coté. Il y est. De clic en clic je le retrouve sur LinkedIn.
2000 à 2001, stagiaire au lycée Louis le Grand.
2005 à aujourd’hui, professeur en classes préparatoires au lycée du Parc.
Que faisait-il entre 2001 et 2005 ?
Entre septembre 2002 et juin 2005, il était mon collègue.
Incrédule, choquée, je regarde ces années effacées de son CV.
Aurait-il été honteux, notre lycée du 93, serré sur un CV entre le lycée Louis le Grand et le lycée du Parc ?
Collègue ! Entre septembre 2002 et juin 2005 nous avons partagé la même banquette dans le RER B. Nous avons parlé de ton enfant à naître en regardant ensemble défiler l’immense parking de l’usine PSA d’Aulnay. En regardant ensemble défiler la barre Balzac de la Cité des 4000. Ces trajets ont été effacés. Tout comme la barre Balzac détruite en 2011 et l’usine PSA fermée en 2013. C’est cohérent.
Collègue ! Entre septembre 2002 et juin 2005 nous avons plaisanté dans la même salle des profs. Nous avons commenté les mêmes vexations du proviseur. Nous avons débattu de la grève contre la même réforme des retraites en 2003. Ces paroles ont été effacées. Le proviseur est parti depuis longtemps. La grève a été perdue et la lutte oubliée. C’est cohérent.
Collègue ! Entre septembre 2002 et juin 2005 nous avons sympathisé avec le même enseignant écrivain qui – sans nous le dire – notait tout de nos conversations, de nos liens, des mois passés à nous côtoyer. De tout ce que toi tu as effacé, il a fait un livre. Ce livre qui figeait en ses feuillets un an de ma vie et de la tienne n’a pas été réédité. C’est cohérent.
Collègue ! Les autres sont partis aussi. Moi-même j’ai quitté la ligne du RER B pour ne plus attendre, chaque matin dans le froid mordant de la gare de la Plaine ouverte à tous les vents, le RER de 7h07. Rares sont les témoins de ta présence pendant ces années dans ce lycée que tu as effacé.
Ta honte me peine. N’étions-nous pas assez bien ?
Sommes-nous à ce point médiocres et en haillons qu’il fallait nous effacer ?
Je suis bien ordinaire et nos conversations furent bien anodines, mais elles furent, et d’autres sont passés dans notre lycée que tu as souhaité effacer : des écrivains, des docteurs, des normaliens, des chercheurs.
Collègue, devenus personnages, nous vivons ensemble dans les pages d’un même roman. Poursuivant ma promenade méridienne sur la toile, je quitte LinkedIn et je cours vers Amazon. Là, pour quelques euros et parfois quelques centimes, la Marie de papier que j’y suis peut encore rejouer avec toi, sous les yeux de rares lecteurs, nos mois de jeunesse et d’enseignement communs dont l’oubli et le pilon n’ont pas encore effacé toutes les lignes.
2000 à 2001, stagiaire au lycée Louis le Grand.
2002 à 2005, professeur du secondaire dans un lycée de Seine St Denis.
2005 à aujourd’hui, professeur en classes préparatoires au lycée du Parc.
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