
Le bon ouvrier se reconnaît à ses outils.
Le bon écolier tient ses cahiers propres, son matériel en quantité suffisante, et ses « crayons de bois » taillés. Le bon prof est presque toujours un bon écolier qui a grandi. Il tient ses cahiers de textes propres, ses photocopies en quantité suffisante, et ses copies consciencieusement corrigées.
L’antagoniste du bon ouvrier est « la Marie brasse beurre ». La Marie brasse beurre connaît tout. Elle a une expérience et un avis sur tout. Elle fait tout, tout vite et tout mal. Ses stylos bavent, elle ne sait pas coller droit une feuille sur la page d’un cahier, et ne dispose jamais les lamelles de pommes de ses tartes en cercles concentriques. Les Maries brassent beurre m’agacent.
Le bon prof, s’il a en plus été formé aux mathématiques, est certainement un peu maniaque. Il a besoin que le résultat de son travail soit régulier comme un carrelage bien posé, lisse comme un mur soigneusement enduit et poncé, propre comme un plan de travail mille fois lessivé. Il a besoin d’être satisfait de son ouvrage. Il a besoin de croire que quelque chose sur Terre tournerait moins rond si son cours était moins bon.
En devenant prof, j’ai partagé cette obsession du travail soigné du bon ouvrier. « Madame Herrero est une enseignante très sérieuse et rigoureuse qui dispense un enseignement de qualité » notait mon proviseur. Bonne fifille va.
Le bon prof écrit des cours structurés en petits a et petits b dont les photocopies à compléter en classe sont régulièrement perdues, déchirées, gribouillées, oubliées. Il arrive aussi que les copies longuement annotées, barbouillées de remarques et d’explications rouges que le bon prof pensait fondamentales, soient abandonnées sur la table après le départ des élèves, ou mises à la poubelle (un geste toujours éco-citoyen), ou se retrouvent sur les marches des escaliers, piétinées (c’est nettement moins bien).
Le bon prof se pose beaucoup de questions pour couper les grosses difficultés en petits morceaux digestes sans mâcher pour des cerveaux peu affûtés. Il finit par cuisiner des bouillies de dérivées, des purées d’exponentielles complexes et des compotes d’intégrations par parties. Malgré ce menu parfois réussi, à la fin de chaque cours l’ardoise mentale des élèves s’efface en même temps que le bon prof – bon élève, bon ouvrier – efface son tableau. Et c’est ainsi qu’au fur et à mesure des années s’efface aussi toute la fierté du bon ouvrier.
A l’oral du CAPES j’avais tiré deux sujets : la construction du logarithme népérien, et la notion de probabilité. Mais ni les logarithmes ni les probabilités ne sont – au quotidien – d’une grande utilité. Ils ne sont qu’une sorte de décor ou de fond sonore sur lesquels les vraies questions s’imposent avec violence. Dans cette réalité, diplômes de maths et rigueur scientifique sont hors sujet.
Chaque jour les outils dont j’aurais besoin sont ceux que je ne possède pas et que je ne saurais pas manier : ceux de travailleur social, de médiateur, d’éducateur, de secouriste, de pompier, de policier, de vigile, de psychologue, d’avocat, d’aventurière de Koh Lanta. Chaque jour j’échoue parce que je ne les ai pas, et parce que le CAPES ne les demandait pas. Chaque jour je porte la culpabilité de n’être que moi, une prof de maths dépositaire d’un savoir dérisoire que je ne sais plus transmettre avec mes seuls outils d’ancienne bonne écolière.
N’est-ce donc pas suffisant de connaître les logarithmes, les probabilités et d’écrire de jolis cours avec des petits a et des petits b ? Je me demande chaque soir si j’aurais pu mieux faire et si l’on attendait de moi que je sois l’héroïne de cette journée : devant cette élève en souffrance qui m’a insultée ; devant celle qui ne peut pas faire de maths car elle ne sait pas lire ; devant celle qui fait un malaise en classe parce que toutes les pathologies sont exacerbées par une grande précarité ou par des harcèlements répétés ; devant celui qui n’étudie plus depuis qu’il est englué dans les trafics de sa Cité ; devant un marteau ; pendant une alerte ; au cours une AG de profs en colère dans laquelle il faudrait avoir du charisme, de la combativité et plein d’idées.
Un de mes élèves a reçu la semaine dernière un coup de couteau dans le ventre. Dans la rue. Encore. On n’attend pas de moi que je le sauve : d’autres s’en sont chargés. Juste que je lui photocopie des cours le temps qu’il change de lieu, de lycée, de quartier. Je saurai le faire. On ne me demande pas d’être extraordinaire : seulement d’appuyer sur un bouton vert.
Pour laisser un commentaire : cliquer sur le nom de l’article dans le bandeau à droite ARTICLES RÉCENTS, ou cliquer sur RECHERCHE, puis dérouler l’article jusqu’à la fin pour trouver le message qui vous invite à écrire un commentaire et/ou à vous abonner au blog.