
Soufflant dans mon biniou aussi fort que me le permettait ma résistance au soleil par trente degrés, réussissant enfin à marquer le pas sur les temps de notre marche, je passais ce dernier samedi sous les balcons d’une ville normande. Dernier défilé plutôt sympathique de notre saison 2018-2019. Derrière nous des patineuses à roulettes en jupettes, T-shirts et bérets marins, exécutaient sauts et figures. Plus loin des chars, des fanfares, des majorettes du coin et un groupe de Polynésiens venus avec nous de Paris. Des formations invitées et rémunérées, comme la nôtre, s’intercalaient avec des associations locales qui avaient préparé costumes et chorégraphies toute l’année. Les peu seyants pantalons noirs et les étouffants gilets de velours de notre bagad étaient bien moins glamour que les plumes, les strass et autres soutifs en noix de cocos des femmes des autres groupes.
En tête de cortège des agents municipaux distribuaient des roses et des paquets de confettis au public sorti regarder la cavalcade. Des voisins se saluaient sur le pas de porte des maisons. D’autres avaient choisi de rester chez eux pour voir passer le défilé sous leurs balcons.
Le nez levé vers ces spectateurs, n’arrêtant jamais de souffler, je me suis rappelé que j’avais moi aussi découvert cet orchestre qui deviendrait le mien, un jour qu’il défilait sous mes fenêtres. Il pleuvait.
Quand nous avons emménagé dans notre appartement, je ne cessais d’être étonnée par la vue sur le morceau de quartier que mes doubles rideaux encadraient. Je regardais, je prenais des photos.
J’admirais les saisons : la verdure des arbres s’épaississant chaque jour un peu plus au début du printemps, le parc et les immeubles d’en face, bien visibles au travers des branches dépouillées de l’hiver. La patinoire de Noël. La neige un samedi matin d’école buissonnière quand j’avais un peu exagéré l’impraticabilité des routes pour aller jusqu’au lycée.
J’ai regardé, fascinée, des orages de grêle et des tempêtes se lever. J’ai photographié le ciel, heureuse d’habiter en étage élevé : les couchers de soleil, la lune, les nuages, les traînées des avions. Des feux d’artifice. Un incendie proche une fois il y a longtemps. Et l’incendie plus éloigné de Notre Dame, récemment.
J’ai vu des acrobates dans le parc et des ouvriers équilibristes sur des toits. J’ai vu des travailleurs de nuit enlever puis refaire l’asphalte de la rue. J’ai vu des travailleurs de jour peindre puis effacer un passage piétons au gré des nouvelles percées de routes et des nouvelles constructions. J’ai vus des meubles entassés au bord de la chaussée, jetés après un décès.
J’ai vu mon piano arriver, tout noir, roulé sur le trottoir.
J’ai vu les hélicoptères de secours de l’hôpital et les hélicoptères de surveillance du 14 juillet.
J’ai vu une voiture brûler.
J’ai vu le palais de justice s’élever.
Je regarde tous les jours de congé, quand arrive l’heure du déjeuner, mes enfants et leur père dans le parc : sont-ils au manège, aux balançoires, aux jeux ? Vont-ils bientôt rentrer ? Sont-ils déjà sur le chemin ou retardés par quelque voisin ? Oserai-je un jour souffler dans ma cornemuse pour les appeler à table ? Je suis tentée.
Ma vie est-elle étroite que j’aime à ce point la vue, déjà mille fois photographiée, de mon balcon ? Je ne peux m’empêcher de penser à Smoke, un scénario de Paul Auster et un film de Wayne Wang de 1995. J’avais vu ce film et lu son scénario bien avant d’emménager dans cet appartement, et pourtant, j’avais été fascinée par Auggie – le gérant d’une boutique de cigares joué par Harvey Keitel – qui photographiait chaque jour sans faute, à huit heures précises du matin, le même trottoir en face de son magasin. Un cadre pour la vie qui passe.
Un cadre étroit qui a beaucoup à raconter.
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