
Un enfant de trois ans dormira sûrement si vous empruntez le petit chemin.
Le petit chemin commence par une douche relaxante et bienfaisante à dix-huit heures. Il progresse en trottinant jusqu’à dix-neuf heures quand on éteint tous les écrans. Il s’engage ensuite dans l’harmonieux dîner familial pendant lequel tous s’intéressent à la journée de chacun. Puis, comme en un joyeux ballet, adultes et enfants se lèvent pour débarrasser la table, virevoltent et se croisent dans la cuisine les bras chargés de couverts, de restes et d’assiettes, déposés dans la poubelle ou dans l’évier avec solidarité. Viennent alors le brossage des dents puis la pente douce qui conduit à la lecture du livre à vingt heures, moment d’affection partagée, au câlin, au bisou et au sommeil, naturel, souhaité de tous les partis, inévitable. Il est vingt heures trente et la maison est calme.
L’infirmière scolaire s’est bien habillée pour venir nous raconter tout ça. Nous sommes huit parents dans une salle de classe et nous regardons le power point du petit chemin. A huit heures trente ce matin, j’aurais bien emprunté le petit chemin de la sortie après avoir confié mon dernier à sa maîtresse de maternelle, mais la directrice m’a barré la route : « Vous viendrez bien assister à la conférence de l’infirmière sur le sommeil ! C’est ici et tout de suite ! ». Certains chemins sont pleins de surprises…
Voilà dix ans que chaque soir j’emprunte le petit chemin du sommeil. Il est bourré d’embûches ce petit chemin. Voilà dix ans que je me prends les pieds dans les ornières, les taupinières, les cailloux, les racines et les flaques du petit chemin du sommeil enfantin. Faut-il que je lui dise à l’infirmière qu’il est souvent beaucoup plus long et plus tordu que prévu son petit chemin ?*
Ça ne marche pas. Tout comme ne marche pas l’harmonieux dîner.
Pourtant chaque soir on essaie. Nourriture, écrans et sommeil sont les sujets préférés de l’éducation aux parents dans les milieux infirmiers et enseignants. Les repas doivent être variés, bios, équilibrés, de qualité. Et ne pas oublier le petit déjeuner avec céréales, fruit et produit laitier ! Ça ne marche pas.
Je ne parle même pas des matins où j’habille de force un fou hurleur qui se débat comme aux prises avec un assassin et que je finis par traîner dans la rue, étouffant, tout en marchant, ses cris avec une pompote et des biscuits secs. Je parle du simple dîner quand plus rien réellement ne nous presse. L’harmonie commence en général dès l’entrée par des coups de pied sous la table. Mééééheuuuu !!! S’ensuit la comparaison des assiettes. Pourquoi donc mes enfants ont-ils toujours le nez dans le plat du voisin ? Les conversations vont bon train : moqueries, quolibets, chansons pour attirer l’attention. Les délations bien intentionnées des frères et sœur finissent par nous donner une bonne idée du contenu de leur journée, mais il ne faut pas espérer, entre adultes parents, se raconter le moindre événement. On aurait juste envie de revenir aux temps où les enfants devaient se la boucler en mangeant.
Et parce que la fin du mois et les coûteux calendriers de l’avent ont quelque peu tiré sur les derniers billets du budget, j’ai cru avoir une bonne idée en choisissant d’acheter deux belles cuisses de dinde à sept euros pour la fin de la semaine. Une fois rissolées, je les ai fait rôtir avec des petites carottes, des navets, des pommes de terre qui formeront à la cuisson une peau craquante et dorée, du thym, des oignons et du laurier. Du four s’échappe une bonne odeur et je me crois championne toutes catégories des repas de qualité prônés par les conseils infirmiers.
« C’est quoi cette viande ? Elle est bizarre ». « J’aime pas les navets ». « Et puis elle a du gras cette viande, je peux pas manger ça ». « C’est pas du poulet label rouge ». « Je préfère le saumon, t’en fais pas assez souvent ». « Pourquoi pas du rôti de bœuf ? ». « C’est pas bon ».
Bios, variés, de qualité. Mes sales gosses trop gavés ont tout intégré. Ils renâclent devant leurs assiettes ordinaires. Ils veulent du fromage et des saucisses du marché. De la faisselle au détail. Des poissons panés seulement s’ils sont pêchés sur l’étal du poissonnier. Et même pas merci d’avoir un truc à bouffer ? On les gâte, on ne leur souhaite aucune difficulté, mais là, contemplant ces cuisses de dinde tant dédaignées, j’aurais presque envie qu’ils apprennent un peu à en chier. Je ne le ferai jamais. Ai-je emprunté le chemin de la mauvaise éducation des enfants trop gâtés ? Suis-je en train de créer des petits cons exigeants, blasés et dépensiers ? Penseront-ils que tout leur est dû et qu’ils sont supérieurs parce que j’ai voulu suivre les conseils et leur donner le meilleur ? Chaque repas est un réveillon et l’approche de l’orgie des cadeaux de Noël me déclenche déjà des indigestions.
Demain je leur servirai des coquillettes et du râpé en sachet.
*Voir Au lit ! Septembre 2018
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