
Les bêtes sont rassemblées là, sous mes fenêtres. De mon balcon, les surplombant à peine, je vois leur cou, long, leur tête, grise, leurs yeux de fer, aveugles qu’une main guide.
Dame du château, prisonnière impuissante de ma tour, je regarde les bêtes, nées du croisement d’un troll et d’un dragon, qu’un pouvoir maléfique a rendu maîtresses de mon royaume jadis féerique.
Intruse, voyageuse traversant le jurassique, exploratrice imprudente du Monde perdu, j’observe, depuis le haut de la paroi d’un cirque de pierre, le repas monstrueux des bêtes, en bas.
Les mâchoires brisent les briques et les blocs qui éclatent en particules blanches, rouges et ocre. Elles dépècent le cadavre immense, vidé de ses meubles et de ses occupants. Elles arrachent aux os de béton des lambeaux de métaux et d’enduits, qu’elles broient puis jettent au loin. Elles déchiquettent les chairs de zinc, ne s’arrêtent pas à la texture surprenante d’un verre qui se brise et croustille. Des gaines restent accrochées à leurs canines et pendent, tendons agaçants coincés entre les dents des dévoreuses. Elles dodelinent de leur crâne minuscule et ouvrent des gueules immenses pour recracher les déchets incomestibles du festin. L’un des monstres dévore les murs, mordant à pleine bouche dans les épais parpaings. Il laisse tomber de gros morceaux de sa proie qu’il pousse ensuite à terre, s’aidant de son nez et de son front, vers sa femelle ou peut-être son petit qui, le museau enfoncé dans les débris, dégoulinant de boue, fouille le sol et se repaît des restes tombés du bâtiment mort.
Les bêtes ne me regardent pas plus qu’un insecte insignifiant. Leur implacable gloutonnerie fait trembler mon appartement. C’est avec le sentiment d’être témoin d’une orgie secrète orchestrée par un pouvoir obscur et malfaisant, que je les filme. Les crocs de fer, sur l’écran de mon téléphone soudain me terrifient. Et si les bêtes venaient par ici ? D’un simple allongement de son cou articulé, la plus grande d’entre elles peut m’atteindre, arracher ma balustrade et me précipiter dans le vide.
Je suis inquiète de cette vie menaçante et gigantesque qui grouille sous mes fenêtres, encouragée par de petits êtres casqués, vêtus de masques et de vestes de chantier, qui fourmillent dans les décombres, tels de petits orques et gobelins au service d’un empereur des ombres.
Un obscur traité, un parchemin, dit qu’avant mon immeuble doit s’arrêter leur déjeuner. Une fragile palissade qui n’arrête ni le bruit, ni les vibrations, ni les nuages de poussière, marque la frontière.
Les machines ont dévoré les anciennes cuisines collectives de la ville. Elles ont arraché les grands arbres de la cour de l’école maternelle. Elles ont troué les toits des hangars des balayeuses et briseront bientôt les serres municipales. A la fin, tout au bout du terrain, elles se régaleront d’une dernière entreprise, rachetée par la Mairie pour son fabuleux projet. Sur les ruines des anciens entrepôts va naître un nouveau quartier. Des immeubles de huit étages, des parkings de trois sous-sols, deux nouvelles rues. Un peu de végétation aussi à ce qu’on dit. C’est tout un îlot, caché au cœur d’un carré d’immeubles d’habitations datant des années soixante, c’est tout un monde de vieux bâtiments techniques, de toits de tôles, de constructions industrielles, qui disparaît au profit de logements chics destinés à de nouveaux habitants qu’on espère toujours plus riches.
Je ne sais pas si je verrai encore le soleil se lever, mais ce sera plus propre, plus blanc, moins disparate. Ce dont je suis sûre c’est que je ne verrai plus la longue barre HLM qui actuellement me fait face, et dans laquelle mes enfants avaient leur nounou. Parfois encore on se fait coucou. Parfois l’assistante maternelle prend son téléphone et appelle, inquiète si mes volets ne sont pas levés, ou curieuse si au contraire mes fenêtres ouvertes lui apprennent notre retour de vacances : « Bonjour, tout va bien madame ? Et les enfants, ça va ? ».
La vue sur un nouveau quartier de standing sera plus vendeuse que celle sur une barre HLM, même s’il faut pour ça perdre un peu de la lumière du matin. Les prix de l’immobilier montent dans mon quartier. Serais-je donc sans rien faire, assise sur un tas d’or tout comme les bêtes sont vautrées sur leur tas de pierres ?
Alors oui, c’est bien. Sans doute. Mais à leur prochain repas, les bêtes détruiront l’école maternelle. Celle de mes enfants. Celles dont je voyais – les jours d’automne un peu sombres – l’intérieur éclairé. De ma fenêtre aux heures de classe, je regardais parfois évoluer mon fils avec ses camarades. Je plantais des fleurs sur mon balcon au printemps, j’accrochais des guirlandes de Noël en hiver, pour qu’il les voie si jamais l’envie lui en prenait : « Ta maison n’est pas loin, mais si tu t’amuses et si tu nous oublies, c’est bien ». Aujourd’hui les salles de la petite école qui n’avait que quatre classes, n’ont plus de vitres aux fenêtres. Les murs sont nus. Tous les dessins, les alphabets, les comptines ont disparu.
Mon fils n’aime plus regarder par la fenêtre et aucun tas d’or ne le console des mâchoires de fer dévorant son école.
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